Geneva Science and Diplomacy Anticipator

A l’occasion de leur Assemblée générale 2021 qui s’est tenue le 2 septembre, le Club Diplomatique de Genève a organisé une soirée en l’honneur d’Ivan Pictet, ancien Président de la Fondation pour Genève, lequel a donné le discours ci-dessous.

« Monsieur le Président du Club diplomatique,
Cher Raymond,
Madame la Directrice Générale,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Vous m’avez fait l’honneur et l’amitié de me donner la parole après avoir mis si durement ma modestie à l’épreuve. Je voudrais vous remercier de ces témoignages qui m’ont infiniment touché.

J’ai été sollicité, ce soir, pour aborder la question de l’avenir de la diplomatie. Pas celle nécessairement pratiquée à Genève, qui en est une importante plateforme, mais la diplomatie en général. La vue d’un outsider qui espère votre clémence et vous promet d’être bref.

C’est un sujet qui sied naturellement à votre association. C’est certainement une préoccupation légitime, s’agissant des acteurs de la vie internationale que vous êtes, agents du multilatéralisme et premiers animateurs de la Genève Internationale qui me tient tant à coeur.

Comme vous le savez, l’action menée par la Fondation pour Genève, institution entièrement privée, a pour but de soutenir les activités du Palais des Nations et des organisations internationales qui l’entourent. Mais plutôt que de dresser un bilan qui revient maintenant au rôle de son Président, je préfère évoquer devant vous quelques idées pour la diplomatie de l’avenir, sans nul doute avec une certaine candeur, mais avec un réel intérêt puisqu’il touche au devenir même de notre petite cité.

Si l’on se situe dans un horizon de 10 à 15 ans, ce qui permet de distinguer les grandes tendances, on peut tenter de répondre à la question suivante : comment vont évoluer les relations internationales dans ce laps de temps ? Quel rôle jouera la diplomatie dans ces développements ? Qu’adviendra-t-il de la mondialisation qui conditionne le multilatéralisme et donc la Genève Internationale ?

Divers « Think Thanks » et instituts publient régulièrement des projections sur l’image du monde qui nous attend. Tous s’accordent pour voir dans la compétition accrue avec la Chine l’élément déterminant structurant les relations internationales. Les scénarios vont d’un possible affrontement armé autour de Taïwan, jusqu’à une coexistence compétitive mais pacifique dans le cadre des institutions internationales que nous connaissons.

Certes, on ne peut jamais se fier à des prédictions qui excluent des événements inattendus ou dont l’impact sur la vie internationale serait sous-estimé. Mais il existe un consensus pour dire quels sont les traits caractéristiques du monde en voie de transformation sous nos yeux : sur le plan géopolitique, indiscutablement, le basculement vers l’Asie, ensuite viennent simultanément les courants migratoires, l’instabilité politique, la raréfaction des ressources telles que l’eau, l’innovation technologique sous toutes ses facettes, y-compris dans la recherche spatiale dont on parle peu mais qui pourrait jouer un rôle déterminant, et, bien sûr, au premier chef, les changements climatiques. dont on parle peu mais qui pourrait jouer un rôle déterminant, et, bien sûr, au premier chef, les changements climatiques.

Autre facteur nouveau et qui bouleverse les prévisions : la pandémie dont personne n’avait anticipé la force ni la durée et qui accentue la fragmentation des sociétés et pèse sur le cours de la mondialisation.

Les échanges internationaux s’en ressentent, même si les chiffres sur le transport maritime pour le premier semestre de cette année sont à un niveau record.
Les mouvements populistes et nationalistes se renforcent, contestent le système démocratique et tendent à le remplacer par un régime autoritaire. Les libertés sont en recul dans le monde, cela est incontestable.

Les scénarios dont je parlais à l’instant sont loin de nous inciter à l’optimisme. Le seul scénario, aujourd’hui, qui pourrait laisser entrevoir la coexistence compétitive autour d’un partenariat et préserve la coopération, le développement et le multilatéralisme serait-il entre la Chine et les Européens et ceci serait-il souhaitable au vu des liens historiques très forts entretenus avec les Etats-Unis ?

Quoi qu’il en soit, il faut se rendre à l’évidence : l’Europe, moins peuplée, plus vieille et appauvrie ne joue guère de rôle dans un monde qui a cessé depuis longtemps d’être euro-centrique. L’Europe compte aujourd’hui 4 des 8 principales économies mondiales. En 2050 il ne restera que l’Allemagne.

Dans ce contexte, si le multilatéralisme survit au double choc de la mondialisation et de la montée de l’illibéralisme, ce sera grâce, entre autres, à la diplomatie, elle-même appelée à se réformer sans cesse. Retour donc pour vous sur les bancs d’école.

La formation continue est une nécessité pour le monde diplomatique, considéré comme l’un des plus vieux métiers du monde … La diplomatie devra intégrer, bien sûr, les nouvelles techniques, l’intelligence artificielle qui aura un effet très différencié dans le monde en fonction des pays et des activités, mais qui apportera des gains de productivité, etc.

A propos de l’intelligence artificielle, je ne puis résister au plaisir de vous citer ce qu’en dit Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires Etrangères de France, dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique que j’ai brièvement feuilleté :

“Quel tintamarre ! Cela n’a rien à voir avec l’intelligence mais qu’il fallait, à l’origine, trouver une formule simple pour marquer les esprits : rien n’y fait ! D’où l’excitation ou l’angoisse, cette IA est partout. Elle va toute changer. Mais quoi exactement ? …

La transformation numérique a et va certes créer un autre monde et pourtant il y a toujours des peuples, des Américains, des Chinois, des pays, la France, l’Allemagne et autres, la volonté de puissances, la bataille pour les ressources rares et toutes les angoisses humaines rapportées à la géopolitque. Cela se ramène à la question suivante : la diffusion de l’IA va-t-elle non seulement modifier les modes de vies mais égaliser la puissance ou au contraire, donner à qui la maîtrisera le mieux un pouvoir irrattrapable pour supplanter, connaître, affaiblir voire asservir tous les autres par une cyber-supériorité, une cyber-suprématie. Celui qui dominera l’IA dominera-t-il le monde ? Cela serait trop simple. »

J’ai choisi cette citation pour se rassurer.

Je privilégie, quoi qu’il en soit, l’hypothèse du maintien du multilatéralisme. Je n’ai pas la prétention de me prononcer sur les mutations que subira la coopération internationale. Je constate, tout au plus, que les Nations Unies et tout le système international fonctionnent aujourd’hui tout autrement que ne l’envisageaient leurs fondateurs en 1945. Elles n’exercent pas la gouvernance du monde, mais au moins elles inspirent et balisent les décisions des gouvernements.

Michael Møller – l’ancien Directeur général de l’ONU à Genève, citoyen d’honneur de notre ville, et, dois-je le rappeler, lauréat du Prix de la Fondation pour Genève, dont je salue la présence parmi nous ce soir – traite de ces questions dans l’excellent ouvrage publié l’an dernier à l’occasion du centenaire du multilatéralisme.

Il s’agit avant tout de savoir si les états sont encore capables de travailler ensemble pour relever les défis globaux qui se posent à eux et qui ne peuvent guère recevoir de réponse exclusivement nationale.

L’auteur ajoute qu’à son avis, la diplomatie internationale traditionnelle a vécu. Elle a prospéré à l’époque où l’on avait le temps de réfléchir et de prendre sereinement des décisions à long terme. Aujourd’hui, les dirigeants sont contraints d’agir de plus en plus rapidement, sous la pression notamment des réseaux sociaux, et en faisant face à une désinformation permanente en ligne.
Pour ma part, je suis d’avis que les Etats resteront le pilier de la société internationale, même si les ONGs de toutes sortes prendront une part croissante dans leurs décisions. Dès lors, les Etats auront besoin de communiquer. Il incombe donc aux diplomates d’exprimer avec force de conviction et nuance la position des Etats, demain comme aujourd’hui, et comme hier.

De ce fait, on peut partir de l’idée que les diplomates seront les pilotes de la phase si compliquée des relations internationales qui s’ouvre à nous.

Naturellement les diplomates reflètent toujours la position de leur pays et suivent les directives de leurs maîtres politiques.
Il ne suffit cependant pas que les diplomates permettent aux dirigeants de s’adapter aux conditions nouvelles du vaste jeu diplomatique. Encore faut-il qu’eux-mêmes veuillent modifier leur modus operandi.

Je pense, comme je l’ai déjà suggéré, qu’ils devraient se doter d’une nouvelle culture pour aborder les champs nouveaux qui se prêtent de plus en plus à l’action diplomatique, d’où l’importance de la formation continue dont je parlais tout à l’heure.

J’en prendrai deux exemples, qui ont des racines dans la Genève internationale. Je pense à la diplomatie scientifique internationale, dont l’importance va croissant. Les diplomates doivent acquérir des compétences nouvelles, de manière à gérer également la transition numérique. Et tant d’autres domaines ! La Suisse ne l’a pas inventée mais elle y tient sa place avec le GESDA. Elle a même délégué un Ambassadeur à Genève avec une mission spécifiquement scientifique.

Il y a encore une valeur que les diplomates pourraient mettre en évidence dans leur travail et qui tient à la nature propre de cette profession. Il s’agit de la capacité de faire triompher leur perception de la réalité sur le terrain, et de parler sans détour au pouvoir qu’ils représentent.

« Tell the truth to power », dire la vérité, ce n’est pas une injonction morale, je me garderai d’en faire, c’est une nécessité, car les hommes de terrain ont l’autorité nécessaire pour voir et pour dire les choses telles qu’elles sont. Et c’est leur devoir de le faire.

Ces ajustements devraient permettre entre autres de consolider la place de Genève au coeur de cette redéfinition du multilatéralisme et face aux assauts de la mondialisation, et ceci en dépit des ravages provoqués par la pandémie qui freine momentanément les mouvements.

Comme le relève Raoul Delcorde, ancien ambassadeur de Belgique et auteur d’un ouvrage « La diplomatie d’hier à demain » que j’ai brièvement consulté : « Le monde a besoin des diplomates. La mondialisation rend la diplomatie plus nécessaire qu’avant, parce que la négociation internationale est le meilleur antidote au chaos. Elle constitue un élément stabilisateur alors que les règles du jeu sont devenues plus complexes. »

Si la diplomatie doit se transformer et se renforcer, il en va de même pour le multilatéralisme. Ne serait-ce que pour intégrer les nouvelles donnes de la mondialisation, qui ont un si fort impact sur le processus multilatéral. Michael Møller souhaite que de nouvelles formes du multilatéralisme voient le jour : « plus efficaces, plus participatives et plus inclusives ».
Dans cet esprit, il me semble qu’une expérience tentée à Genève, et qui a fait ses preuves, peut servir de matrice au renouvellement du multilatéralisme. Je veux parler du partenariat public-privé tel qu’on le voit à l’oeuvre à l’OMS ou dans l’Alliance pour le vaccin Gavi ou d’autres organismes internationaux.

Comme vous le savez, un nombre malheureusement restreint d’états motivés et engagés coopèrent avec des entreprises ou des fondations du monde économique, avec le concours des milieux scientifiques. C’est le mariage de la puissance publique et de la stratégie du secteur privé, à la recherche permanente de résultats durables et tangibles. Le secteur privé est une pépinière de la vie internationale que les diplomates devraient savoir exploiter, en particulier s’ils sont au bénéfice des connaissances que peuvent leur apporter leur formation continue – je persiste – ou, par exemple, un stage en entreprise.

Je conclurai par la constatation qu’en ce siècle bousculé, révolutionnaire, incertain, la diplomatie doit gagner en influence mais comme un art et non une science. Et je ne saurais terminer ces quelques remarques sans rendre hommage au travail des diplomates que j’ai eu l’occasion de voir à l’oeuvre tout au long de mon activité au sein de la Fondation pour Genève et du Club diplomatique.

Vous permettrez que je m’adresse aux diplomates de mon pays à travers une dernière citation d’un diplomate étranger : « Dans mes différents postes, j’ai toujours apprécié la compétence de mes collègues suisses, leur bon jugement, leur réalisme, leur remarquable maîtrise d’un travail en trois langues, leur discrétion ».

Ces qualités seront-elles suffisantes pour le rôle diplomatique auquel la Suisse aspire ? Je l’espère

et vous remercie de votre attention.

Ivan Pictet
Genève, 2 septembre 2021″